LE VOILE DEs MÉMOIREs

Les retraites spontanées font partie de mon carnet de voyage 2024, au Sénégal. Dans ma démarche générale j’explore l’interculturalité, les seuils, les cadres, les interstices, tout ce qui filtre le monde à travers de simples gestes ou objets du quotidien. Cette œuvre est la quatrième d’une série réalisée au Sénégal en 2024, où le tissu devient un langage et un outil pour percevoir et comprendre une autre culture. Omniprésent dans le quotidien africain, rideaux, vêtements, voiles de prière, pagnes ou tissus suspendus — il incarne à la fois l’intime et le collectif, le visible et l’invisible. Ici le corps, ses sens, est au centre de ce processus : il devient outil de perception, d’ancrage et de résonance sensorielle avec le territoire. Le projet se décline en trois volets : La chrysalide (l’arrivée), Le rideau des sens / FANN (l’exploration), et Le voile des mémoires (le départ). Trois temps pour traverser les frontières, s’ouvrir à l’ailleurs, et emporter l’empreinte du passage. Chaque étape propose une immersion sensorielle et poétique dans l’expérience du déplacement, entre territoires, cultures et états de présence.

Dans Le Voile des mémoires, le tissu, voile de prière, d’instrospection, représente une forme de deuil positif, une naissance déguisée, l’après du mouvement d’exploration, ce moment silencieux où l’on quitte un territoire, une langue, une part de soi. Le départ n’est pas une perte, mais une germination. Ce qu’emporte nos mains prendra racine ailleurs. Il porte, aussi, les traces du départ, le poids du lien, la densité de l’attachement. La trace laissée par les ruptures invisibles, les émotions silencieuses du passage. Il symbolise une fin mais il nous reste nos mémoires, richesse d’un vécu. Étonnamment, partir d’un lieu ou arriver dans un autre relève du même mouvement. Arriver, quitter… c’est un cycle circulaire, où l’un rejoint l’autre, où chaque départ contient déjà une arrivée, et chaque arrivée, une forme de départ.

Au Sénégal, le voile est bien plus qu’un tissu. Porté par les femmes comme geste de foi, il accompagne la prière, la modestie, la présence à soi. Mais il est aussi respect, enracinement, transmission. De l’autre côté de l’océan, dans nos cultures occidentales, le voile, souvent noir, évoque le deuil. Un deuil silencieux, porteur de dignité, de pudeur et de mémoire. Il symbolise le retrait, mais aussi la traversée.

Entre ces deux mondes, je ressens le voile comme espace de passage : il devient pont entre foi et recueillement, entre présence et absence, entre perte et renaissance.

Le Voile des mémoires, est un hommage à celles et ceux qui portent des racines multiples, éparpillées entre plusieurs pays, et qui vivent, sur le long terme, l’expérience intime et profonde de l’interculturalité avec les phases d’intégrations, de séparations et de retrouvailles. Elle célèbre les gestes silencieux du déracinement, sa dureté, mais aussi, heureusement, les renaissances intérieures qu’il provoque, et le courage qu’il faut pour les habiter pleinement.

LE VOILE DES MMOIRES,

LE DÉPART

LE VOILES DES MÉMOIRES,

LE CARNET DE VOYAGE

Retour vers Dakar.
Après six mois en Afrique, les adieux sont faits. Me voici de retour chez Jimmy, le petit B&B que j’affectionne tout particulièrement, niché près de la plage, face à l’île de Ngor à Dakar. C’est ici que je choisis de vivre une brève retraite artistique, quelques jours seule avec moi-même, pour créer et rassembler les fils de cette histoire avant le départ.

C’est là que je viens faire mes au revoir au territoire, doucement, en silence, en me glissant dans un état intérieur de paix. J’y prépare les dernières prises de vue, les photos, la conceptualisation de mon projet Le voile des mémoires et Fann.

Entre ces deux mondes, je ressens le voile comme espace de passage : il devient pont entre foi et recueillement, entre présence et absence, entre perte et renaissance. Quand je le porte, il m’aide à traverser ce passage avec dignité. Je vis Le voile des mémoires comme un geste d’intégration : chaque fibre retient un éclat d’émotion lié à mon propre départ, tissant et apaisant la séparation pour la transformer en présence intérieure. Filmer ce projet, c’est prolonger ce geste, non pour un résultat figé, mais pour incarner pleinement l’instant. La caméra devient témoin d’un rituel intime, un moment sacré où chaque mouvement porte en lui l’offrande de vivre et d’habiter le passage comme un moment créateur et positif.

Je traverse une dernière fois vers l’île de Ngor. Ce petit joyau posé au large de la presqu’île du Cap-Vert, en face des Almadies, offre une atmosphère paisible, bohème et artistique, profondément inspirante. En face Ngor signifie « dignité » en wolof. Ce mot résonne donc en moi. l’île de Ngor se trouve tout près du point le plus occidental de l’Afrique continentale, en face, le Brésil, l’Amérique centrale, ce qui en fait un espace fort en imagination pour les voyages, les traversées, les mémoires de l’Atlantique. Elle m’apparaît comme un lieu suspendu, hors du temps, propice à la création.

Cet acte artistique, profondément symbolique, m’accompagne dans cette ultime étape. À défaut d’un expresso, un dernier café instantané à la sénégalaise, une dernière vue sur la mer agitée. J’échange avec une yaye fall (femme appartenant au mouvement Baye Fall, branche spirituelle du mouridisme) et sa petite fille, lui achète un collier en bois d’ébène, par solidarité et parce qu’ils sont magnifiques. Je vis au cœur de cette communauté, qui m’a accueillie dans une fraternité sans exigence, où la différence est accueillie comme une richesse. Puis vient le moment de rentrer refaire les valises, de quitter l’intime et l’immense.

Direction l’aéroport Blaise Diagne, cœur partagé, entre la joie de retrouver ceux laissés derrière… et la peine de quitter ceux d’ici, pour un temps, riche de tout ce qui a été vécu : les rencontres, les couleurs, la vie.

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FAAN, LAVER