LE RIDEAU DES SENS
Les retraites spontanées font partie de mon carnet de voyage 2024/2025, au Sénégal. Dans ma démarche générale j’explore l’interculturalité, les seuils, les cadres, les interstices, tout ce qui filtre le monde à travers de simples gestes ou objets du quotidien. Cette œuvre est la deuxième d’une série réalisée au Sénégal en 2024, où le tissu devient un langage et un outil pour percevoir et comprendre une autre culture. Omniprésent dans le quotidien africain, rideaux, vêtements, voiles de prière, pagnes ou tissus suspendus — il incarne à la fois l’intime et le collectif, le visible et l’invisible. Ici le corps, ses sens, est au centre de ce processus : il devient outil de perception, d’ancrage et de résonance sensorielle avec le territoire. Le projet se décline en trois volets : La chrysalide (l’arrivée), Le rideau des sens / FANN (l’exploration), et Le voile des mémoires (le départ). Trois temps pour traverser les frontières, s’ouvrir à l’ailleurs, et emporter l’empreinte du passage. Chaque étape propose une immersion sensorielle et poétique dans l’expérience du déplacement, entre territoires, cultures et états de présence.
Dans le rideau des sens, le tissu y devient métaphore des filtres culturels et des points de vue altérés par nos acquis, habitudes et prédispositions. Ces filtres façonnent notre perception et nous empêchent souvent de voir une situation totalement dépourvue de repères culturels ou subjectifs. Ici, il s’agit d’observer en pleine conscience ce phénomène, pour en révéler les contours et ses effets sur notre regard. Cette exploration culturelle, qui est d’abord et avant tout un voyage sonore, le tissu représente le filtre entre notre regard conditionné et la réalité. Le mouvement traverse plusieurs territoires — La Somone, Dakar, Niakh Nakhal, Thiès, comme un survol géographique et sensible, offrant une vue d’ensemble qui relie lieux, gestes et résonances.
Omniprésent dans la vie quotidienne africaine, le tissu devient un médium conceptuel privilégié. Léger suspendu, improvisé ou filtre léger posé sur une fenêtre, il m’accompagne comme un outil de regard dans le voyage et la découverte du nouveau. Il trace une frontière mouvante entre intérieur et extérieur, visible et invisible, et m’invite à penser l’interculturalité non comme une découverte instantanée, mais comme une traversée longue patiente, un apprentissage plein de résilience.
Même si l’image est là, elle reste souvent fragmentaire, voilée, entrevue à travers ces tissus flottants. C’est dans ces bribes de mouvements et de sons, ce qui s’entend sans se voir, ce qui se devine sans se nommer, que se révèle, tout en douceur, une part intime de la culture de l’autre. On apprend l’importance de découvrir, humblement, par l’écoute, ce que les yeux ne révèlent pas. Une voix, des oiseaux, des tâches quotidiennes, des bruits, se révèlent.
Fragments de vérité, jamais figés, toujours en mouvement. Une culture ne se cerne pas d’un seul regard ou d’une seule écoute. Elle se devine, peu à peu.
La Somone
Dakar
Niakh-Nakhal
La Somone
Thiès
LE CARNET DE VOYAGE
LA SOMONE
La Somone, la Petite Côte, Sénégal. Après un petit déjeuner à la sénégalaise, café instantané, beignets, pain baguette et omelettes, je profite d’un moment de calme chez l’oncle de ma fille, à la Somone. Le ventilateur est en panne, la chaleur s’installe, dense et enveloppante. Alors je ralentis. J’en fais une retraite de quelques jours, silencieuse, sensorielle.
Autour de moi, le troupeaux de zébus défile lentement, silhouettes tranquilles sur le sable encore frais. Le vent, discret mais salutaire, s’infiltre par les fenêtres. Il anime les voiles qui servent de rideaux, les fait danser doucement. À chaque souffle, une nouvelle scène se révèle : des fragments de paysage vus d’en haut, les toits éclatés de lumière, les arbres clairsemés, le sable, le soleil et les bâtisses dessinent ensemble des formes roses. Plus tard, un théâtre de textures et de lumières se déploie sous mes yeux, au coucher du soleil.
Je m’échappe vers les mangroves, naviguant dans ce labyrinthe vert comme on prend un souffle nécessaire. De ces instants naîtront des images qui deviendront projections et créations. Voyage et création sont, pour moi, deux rives d’un même fleuve, inséparables et reliées.
Le voile porté par le vent devient chorégraphie accompagnant les sons du soir, de la vie, de la nature, de la journée qui s’éteint. Il enchaîne les rythmes et les cycles, parfois dans une lenteur presque immobile, parfois bercé avec vigueur. C’est une danse subtile avec le temps, une respiration partagée. S’arrêter, faire le vide, s’offrir ce moment d’immersion permet une vue d’ensemble, comme si le regard, libéré de l’urgence, pouvait enfin embrasser l’essentiel. Je m’abandonne à cette lente révélation. J’apprend le rythme africain, plus lent, plus ancré dans les cycles de la terre. Le temps semble suspendu.
NIAKH-NAKHAL
Mbour et Niakh Nakhal, La petite Côte
À Mbour et à Niakh Nakhal, je ne suis pas de passage. Ce sont mes lieux d’ancrage au Sénégal, là où ma vie s’inscrit dans le quotidien, dans les rythmes simples et profonds d’une communauté vivante, c’est une cohabitation. J’y vis avec la famille, je travaille, j’écoute, je participe. Je vais aux mariages, aux baptêmes, je prépare les fêtes.
Pour d’autres, c’est peut-être une carte postale : des couchers de soleil sur l’océan, des langoustes grillées au bord de l’eau, les hôtels de luxe. Pour moi, c’est saluer chacun, prendre des nouvelles, échanger sur les défis du jour, chercher ensemble des solutions. C’est s’intéresser sincèrement à l’autre, à sa famille, à ce qui traverse son quotidien. Entre deux visites, je m’arrête chez Astou, sur la plage. Dans une grande simplicité, elle prépare le thiéboudiène, le mafé, les langoustes et crevettes géantes, sous la lumière douce d’une lampe faite d’un bidon recyclé.
Pendant le Ramadan, à l’heure de la coupure du jeûne, la solidarité prend forme : pain mayo, œufs, café et dattes sont offerts, au coin de la boutique de Max, par la communauté Baye Fall — branche soufie du mouridisme, reconnue pour son accueil, sa foi active et son esprit de partage. J’y participe à leurs côtés, accueillie comme l’une des leurs.
Les enfants Talibés s’approchent, tendent la main pour un morceau de pain, un café chaud. Il y a la richesse des sourires, la chaleur des échanges, mais aussi la tristesse, la fatigue, la pauvreté. Et face à eux, parfois, un sentiment d’impuissance me traverse. L’envie de faire plus. Et les limites bien réelles. La vie est partout, éclatante, fragile, dans un théâtre incessant où se mêlent la beauté du monde et ses failles les plus nues. Dans ce frottement des mondes, se dessine le contraste, ce que nous avons perdu, ce qu’ils n’ont jamais eu. C’est là que les rencontres interculturelles prennent tout leur sens : élargir l’esprit, déplacer le regard, réapprendre l’essentiel.
Cette réalité, de l’autre côté du voile, transforme. Elle fait grandir. Le voile se lève, doucement, porté par le vent frais de la mer juste ce qu’il faut pour permettre la découverte, à un rythme juste, équilibré, constant. L’immersion est sensorielle, émotionnelle, vraie.
Parfois, au lever du jour, je m’assois avec les chiens du quartier on aime nos proximités, silencieuses, sans attente… Juste là. Présente. J’intègre.
DAKAR
Dakar, plateau, centre ville, près de la place de l’indépendance.
J’observe le tissu danser, suspendu à l’arrière de la cuisine, sur la corde à linge. Le vent y dessine des formes mouvantes, laisse filtrer des éclats de ville, fragments d’immeubles, de ciel et de béton. Ce voile, acheté dans une petite boutique de l’île de Gorée, lieu chargé de mémoire et marqué par l’histoire de la traite négrière en Afrique, m’accompagne dans mes sorties. Je le drape sur mes épaules et me laisse guider, comme si sa légèreté portait aussi le poids de ce passé, m’invitant à marcher avec attention, entre présence et mémoire.
Dakar Plateau près de la place de l’indépendance, m’engloutit aussitôt. Elle pulse de toute part : klaxons, foules, chaleur, poussière. La circulation est dense, imprévisible il faut marcher avec l’intuition, placer ses pas avec attention. Mais au milieu du tumulte, la couleur surgit, la vie se déploie, vibrante. À Dakar, je viens nouer des contacts et amorcer mes projets de médiation culturelle. C’est une ville d’affaires et d’opportunités, mais aussi une capitale des arts et de la culture, portée par des événements comme la Biennale. J’adore cette ville, à chaque retour, je m’y plonge corps et âme, : visites de galeries, rencontres, découvertes… elle me révèle une Afrique vibrante et changeante, toujours en quête de renouveau.
Ici, la résilience s’apprend dans la rue, au rythme des voix qui t’interpellent. Chaque interaction pour le voyageur peut être une épreuve et un sourire, une négociation et un lien. On y découvre que la résilience n’est pas seulement endurance, mais une manière d’entrer dans la danse des échanges, sans se perdre, sans se fermer.
Au retour je m’assois sur la terrasse, à l’avant, Dakar me revient par le son, comme si l’image, trop vive, avait glissé, c’est à travers ces fragments sonores que j’entend à nouveau, paisiblement, que j’apprivoise la ville qui se redessine en moi, doucement. À Dakar, le voile ne cache pas — il tourbillonne. Frénétique, traversé d’images et de sons, il montre trop, trop vite. Pour vraiment voir, il faut ralentir, laisser le temps poser le regard revenir et être patient, résilient.
THIÈS
Thiès, nœud ferroviaire ancien et cœur industriel, repose à égale distance de Dakar, Mbour, et sur la route vers Touba, ville sainte. Loin du souffle de la mer, la chaleur y est sèche. À l’arrivée, je marche, ralentie, jusqu’au premier restaurant visible, et c’est là que je goûte, à ma surprise, non pas un thiebou dieunne, mais l’une des meilleures pizzas de ma vie.
J’essaie de m’imprégner des marchés et des visages, mais le soleil me repousse vers la chambre, vers l’écoute, il fait vraiment trop chaud pour moi, je suis loin du vent de la mer. Voyager, ce n’est pas seulement le plaisir de la découverte. C’est aussi un bouleversement physique : le corps doit sans cesse s’adapter aux changements de climat, de nourriture, de rythme, et cette instabilité peut être épuisante.
Derrière le rideau léger, le vent est rare. Ici, le voile frissonne à peine — il m’apprend la patience, l’acceptation. Accepter ce qui ne peut être changé, reconnaître mes limites. Les découvertes sont infinies, mais il faut aussi savoir quand s’imprégner… et quand s’arrêter, se reposer, garder la juste distance, pour mieux rebondir quand le vent soufflera à nouveau. Je découvre cette ville par l’écoute, j’entends la rumeur de la cour : les femmes au pilon, les oiseaux, les chants religieux. La vie palpite autour de moi. J’aime cette façon qu’a le Sénégal de vous accueillir : la Teranga, douce et vibrante. Mes hôtes me préparent des beignets, fatayas ou akara, pour le simple plaisir de faire plaisir.
Je n’ai vu de Thiès qu’un éclat. Mais c’est sur la route que je m’intègre. La N2, longue et paisible, devient un lieu d’ancrage. C’est là, dans les silences entre deux villes, dans cette manière de se laisser traverser, que l’interculturalité prend forme. La route n’est pas un entre-deux, elle transforme. Elle m’enseigne que l’on habite aussi les passages.